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Je me relevai en chancelant, époussetai mes vêtements, et notai, sans surprise aucune, que la pièce était aussi nette que lorsque nous y étions entrés. Manifestement, la bataille avait eu lieu dans un autre royaume. Mais lequel ?
Oh ! si seulement je pouvais trouver David. Il me restait moins de trois heures avant l’aube hivernale, et je partis immédiatement à sa recherche.
Or, dans l’impossibilité de lire ses pensées ou de l’appeler à moi, je ne disposais plus que d’un seul outil télépathique, sonder l’esprit des mortels au hasard, en quête d’une image de David lors de son passage dans un endroit reconnaissable.
Je n’avais pas parcouru trois blocs que je m’aperçus que non seulement je captais une image forte de David, mais qu’elle me parvenait par l’intermédiaire d’un autre vampire.
Je fermai les yeux, et cherchai, de toute mon âme, à établir un contact éloquent. Au bout de quelques secondes, tous deux se manifestèrent, David à travers celui qui se tenait à ses côtés, et je reconnus alors le lieu boisé où ils étaient.
De mon temps, Bayou Road traversait cette zone pour mener jusque dans la campagne ; c’était d’ailleurs tout près d’ici que Claudia et Louis, après avoir tenté de m’assassiner, avaient abandonné mes restes dans les eaux du marécage.
C’était aujourd’hui devenu un immense parc vallonné, vraisemblablement peuplé dans la journée de mères et d’enfants, avec un musée où l’on pouvait, à l’occasion, admirer de très beaux tableaux, et qui, au cœur de la nuit, était un bois très touffu.
Certains des plus vieux chênes de La Nouvelle-Orléans en bordaient la lisière, et un ravissant lagon sinueux, d’une longueur apparemment infinie, serpentait sous un pittoresque pont situé en son centre.
C’est là que je les trouvai, deux vampires conversant dans la profondeur des ténèbres, à quelque distance du sentier battu. David, comme je m’y attendais, arborait son élégance coutumière.
Mais la vue de son compagnon me surprit.
C’était Armand.
Il était assis sur un banc en pierre, dans la posture d’un gamin désinvolte, un genou replié, et il leva vers moi son habituel regard innocent ; naturellement, il était couvert de poussière et ses cheveux n’étaient qu’une longue toison emmêlée de boucles auburn.
Vêtu d’un ensemble en jean, pantalon moulant et blouson, il devait sûrement passer pour un humain, un vagabond peut-être, bien que son visage fût à présent d’une blancheur de parchemin, et plus lisse encore qu’il ne l’était lors de notre dernière rencontre.
D’une certaine manière, il me faisait penser à une poupée aux yeux en verre couleur rouille – une poupée que l’on aurait découverte dans un grenier. J’eus envie de le polir de mes baisers, de le débarbouiller, et de le rendre encore plus rayonnant qu’il ne l’était déjà.
— C’est ce que tu as toujours désiré, dit-il doucement. (Sa voix me choqua. Je n’y décelai plus la moindre pointe d’accent français ou italien. Son intonation, teintée de mélancolie, était totalement dénuée de mesquinerie.) Lorsque tu m’as trouvé sous les Innocents, tu voulais me baigner, me parfumer et m’habiller de velours avec de grandes manches brodées.
— C’est vrai, et aussi te coiffer, peigner tes magnifiques cheveux roux, fis-je sur un ton fâché. Je te trouvais beau, maudit petit démon, au point de t’embrasser et de t’aimer.
Nous restâmes un moment à nous toiser. Puis, étonnamment, il se leva et vint vers moi juste quand je faisais mine de le prendre dans mes bras. Son mouvement, loin d’être hésitant, était empreint de délicatesse. J’aurais pu reculer. Je n’en fis rien. Nous demeurâmes quelques instants enlacés. La glace étreignant la glace. Le dur étreignant le dur.
— Mon petit chérubin, dis-je.
J’eus alors un geste audacieux, voire quelque peu provocant. Je lui ébouriffai ses boucles.
Quoique physiquement plus petit que moi, il ne sembla pas s’en formaliser.
Il préféra sourire, hocha la tête, et se passa machinalement la main dans les cheveux pour les remettre en ordre. Ses joues s’étaient subitement colorées et sa bouche s’était adoucie ; il leva bientôt son poing droit et, histoire de me taquiner, m’envoya un coup violent dans la poitrine.
Il avait tapé vraiment fort. Pour frimer. À présent, c’était mon tour de sourire.
— Je n’ai pas le souvenir de quoi que ce soit de moche entre nous, dis-je.
— Cela te reviendra, rétorqua-t-il. Et à moi aussi. Mais quelle importance que l’on s’en souvienne ?
— En effet, puisque nous sommes encore là l’un et l’autre.
Il éclata de rire, mais tout bas, puis il secoua la tête et jeta un regard à David impliquant que tous deux se connaissaient fort bien, trop bien peut-être. Il me déplaisait qu’ils se fréquentent. David était mon David, et Armand mon Armand.
Je m’assis sur le banc.
— Ainsi, David t’a raconté toute l’histoire, repris-je, levant les yeux vers Armand, puis vers David.
David hocha négativement la tête.
— Pas sans votre permission, petit marquis, répliqua David, légèrement dédaigneux. Je n’aurais jamais pris cette liberté. La seule raison de la présence d’Armand ici, c’est qu’il s’inquiète pour vous.
— Tiens donc ? (Je haussai les sourcils.) Eh bien ?
— Tu sais pertinemment que c’est la vérité, répondit Armand.
Il paraissait très détaché ; à force de parcourir le monde, il avait dû apprendre à adopter ce genre d’attitude, supposai-je. Il n’avait plus autant l’air d’un ornement d’église. Il avait les mains dans ses poches. Un vrai petit dur.
— Tu cherches de nouveau les ennuis, poursuivit-il avec cette même lenteur, sans colère ni rancune. Le monde entier ne te suffit pas, et ne te suffira jamais. Cette fois, je me suis dit que j’allais essayer de te parler avant que la roue tourne.
— N’es-tu pas le plus prévenant des anges gardiens ? demandai-je, sarcastique.
— Mais si, bien sûr, rétorqua-t-il sans même ciller. Alors, qu’est-ce que tu décides, tu me mets au courant ?
— Viens, je préfère m’enfoncer plus avant dans le parc.
Tous deux me suivirent, et nous nous avançâmes à l’allure des mortels dans un bosquet planté des plus vieux chênes, parmi les hautes herbes sauvages, là où même les plus désespérés des sans-abri n’iraient pas chercher le repos.
Nous débroussaillâmes notre propre sentier, parmi les racines noires et volcaniques et la terre gelée de l’hiver. Le vent du lac tout proche était clair et vif, et les effluves de La Nouvelle-Orléans parurent alors très lointains ; nous étions tous trois réunis, et Armand réitéra sa question :
— Veux-tu bien me dire ce que tu fais ? (Il se pencha tout près de moi et me déposa soudain un baiser, d’une manière extrêmement puérile, et quelque peu européenne, aussi.) Tu as un gros problème. Allez. Tout le monde le sait.
Les boutons en acier de son blouson en jean étaient glacés, comme si, en l’espace de quelques instants, il était arrivé d’une contrée où l’hiver était bien plus rude encore.
Nous ne sommes jamais entièrement sûrs de nos pouvoirs respectifs. C’est un jeu entre nous. Je ne lui aurais pas plus demandé comment il était venu là, ni par quel moyen, que je n’aurais pu interroger un mortel sur la façon dont il faisait l’amour à sa femme.
Je le considérai longuement, conscient que David s’était installé dans l’herbe, appuyé sur un coude, et qu’il nous observait l’un et l’autre.
— Le Diable est venu me chercher et m’a prié de le suivre pour me montrer le Ciel et l’Enfer, me décidai-je finalement à expliquer.
Armand ne répondit pas. Il se contenta de froncer légèrement les sourcils.
— C’est ce même Diable, continuai-je, auquel je t’ai dit ne pas croire, alors que toi tu y croyais, voici plusieurs siècles. Tu avais raison, au moins sur ce point. Il existe. Je l’ai rencontré. (Je regardai David). Il me veut comme assistant. Il m’a octroyé cette nuit et celle de demain pour prendre conseil auprès des autres. Il m’emmènera au Paradis, et ensuite en Enfer. Il prétend qu’il n’est pas malfaisant.
David plongeait son regard dans les ténèbres. Armand me dévisageait, silencieux et recueilli.
Je poursuivis mon récit sans rien omettre. À l’attention d’Armand, je racontai de nouveau l’histoire de Roger, puis de son fantôme, et je leur exposai à tous deux les circonstances de ma visite maladroite à Dora, la conversation que nous avions eue, la façon dont je l’avais quittée, puis celle dont le Diable m’avait pourchassé et harcelé, et enfin notre bagarre.
Je n’oubliai rien. Je leur livrai toutes mes pensées, en toute sincérité, laissant Armand en tirer les conclusions qu’il voudrait.
Puis je me rassis.
— Épargnez-moi vos réflexions humiliantes, déclarai-je. Ne me demandez pas pourquoi je me suis sauvé de chez Dora, ni pourquoi je lui ai tout lâché de but en blanc pour son père. Je n’arrive pas à me libérer de la présence de Roger, du sentiment de son amitié pour moi et de son affection pour elle. Et ce Memnoch le Démon, c’est un individu raisonnable, courtois, et tout à fait persuasif. Quant à notre bagarre, je ne sais pas ce qui s’est passé, sauf que je lui ai donné matière à réflexion. Dans deux nuits, il reviendra, et, si ma mémoire est bonne, ce qu’elle est invariablement, il a dit qu’il viendrait me rechercher quel que soit l’endroit où je serai.
— Effectivement, c’est clair, dit Armand à mi-voix.
— Tu ne te réjouis pas de ma détresse, n’est-ce pas ? concédai-je avec un petit signe de défaite.
— Non, bien sûr que non, sauf que, comme toujours, tu n’as pas réellement l’air malheureux, objecta Armand. Tu es au seuil d’une aventure, et cette fois juste un peu plus circonspect que le jour où tu as laissé ce mortel s’enfuir avec ton corps et que tu as pris le sien.
— Non, pas plus circonspect. Terrifié. Je pense que cette créature, Memnoch, est le Diable. Si tu avais eu ces visions, tu le croirais également. Je ne parle pas d’envoûtement. Tu es capable d’envoûter autrui, Armand, tu me l’as prouvé. J’ai lutté contre cette Chose. Elle possède une essence qui peut habiter de vrais corps. Mais elle-même est objective et dépourvue de corps, de cela, je suis certain. Le reste ? Peut-être n’était-ce que des maléfices. Il a insinué qu’il pouvait jeter des sorts, tout comme moi.
— C’est un ange que vous êtes en train de décrire, observa brusquement David, et celui-ci prétend être un ange déchu.
— C’est le Diable en personne, murmura Armand, songeur. Qu’attends-tu de nous, Lestat ? Tu nous demandes conseil ? À ta place, je n’irais pas de mon plein gré avec cet esprit.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda David avant que je n’aie pu articuler un seul mot.
— Écoute, nous savons qu’il existe des êtres qui ne peuvent quitter le monde des vivants et que nous-mêmes sommes incapables de classifier, de localiser ou de contrôler, expliqua Armand. Nous savons qu’il y a d’autres espèces d’immortels et certains types de mammifères qui ont l’air humain, mais ne le sont pas. Cette créature pourrait être n’importe quoi. Et sa manière de te courtiser… d’abord les visions, puis sa civilité… me paraît excessivement suspecte.
— Cela peut être le cas, intervint David, mais sinon, c’est parfaitement logique. C’est le Diable, il est doué de raison, ainsi que vous l’avez toujours supposé, Lestat – pas un imbécile moral, mais un authentique ange, et il réclame votre collaboration. Il n’a pas envie de continuer à employer la force avec vous. Il l’a utilisée en guise de présentation.
— En tout cas, moi, je ne le croirais pas, dit Armand. Qu’est-ce que cela signifie, il veut que tu l’aides ? Tu te mettrais à exister simultanément sur cette terre et en Enfer ? Non, je le fuirais, ne serait-ce que pour cette imagerie, et pour son vocabulaire. Et pour son nom. Memnoch. Ça sonne mal.
— Tout ça, ce sont des choses que je t’ai plus ou moins déjà dites, admis-je.
— Je n’ai jamais vu de mes propres yeux le Prince des Ténèbres, reprit Armand. J’ai connu des siècles de superstition, et les prodiges accomplis par des êtres démoniaques tels que nous. Tu en as vu un peu plus que moi. Mais tu as raison. Voici ce que tu m’as dit autrefois, et ce que je te dis à mon tour aujourd’hui. Ne va pas croire au Diable, ni que tu es son enfant. Et c’est aussi ce que j’ai dit à Louis, la fois où il est venu me voir en quête d’explications sur Dieu et l’univers. Je ne crois en aucun Diable. Je te le rappelle. Ne lui accorde pas foi. Tourne-lui le dos.
— Quant à Dora, dit tranquillement David, vous avez agi inconsidérément, mais il est possible que cette inconvenance surnaturelle puisse se rattraper.
— Je ne pense pas.
— Pourquoi ?
— Permettez-moi de vous poser une question à tous les deux… Est-ce que vous me croyez ?
— Je sais que tu dis la vérité, dit Armand, mais, je me répète, je ne crois pas que cette créature soit le Diable en personne ni qu’il t’emmène au Paradis ou en Enfer. Et, très franchement, si jamais c’était vrai… C’est une raison supplémentaire de ne pas y aller.
Je l’observai longuement, luttant contre les ténèbres que j’avais délibérément recherchées, m’efforçant de cerner son véritable état d’esprit par rapport aux événements, et je me rendis compte qu’il était sincère. Il n’y avait en lui nulle jalousie ou vieille rancune à mon encontre ; ni préjudice, ni tromperie, rien. Il avait dépassé tout cela, si toutefois ces sentiments l’avaient jadis obsédé. Peut-être m’étais-je fait des idées.
— Sans doute, fit-il, répondant directement à mes pensées. Mais tu as raison quant au fait que je te parle sans détour et du fond du cœur, et, si j’étais toi, je ne ferais pas confiance à cette créature, pas plus que je ne me fierais à son offre de collaboration.
— Un concept médiéval du pacte, dit David.
— Ce qui veut dire ? demandai-je. (Je n’avais pas voulu me montrer si grossier.)
— Faire un pacte avec le Diable, répondit David, vous savez bien, passer un accord avec lui. C’est ce qu’Armand vous déconseille de faire. Abstenez-vous de pactiser.
— Précisément, reprit Armand. Qu’il insiste autant sur l’aspect moral de l’issue de votre accord éveille mes plus vifs soupçons. (Son visage juvénile témoignait de son trouble et ses jolis yeux brillèrent fugitivement dans les ténèbres.) Pourquoi es-tu obligé d’accepter ?
— J’ignore si c’est bien là le problème, dis-je. (J’étais en pleine confusion.) Mais tu as raison. Je lui ai moi-même dit quelque chose, à propos du fait que tout cela était régi par des règles.
— Je voudrais vous parler de Dora, dit David à voix basse. Vous devez réparer les bêtises que vous avez commises là-bas dans les plus brefs délais, ou du moins nous promettre que vous ne…
— Il est hors de question que je vous promette quoi que ce soit la concernant. Cela m’est impossible.
— Lestat, ne détruisez pas cette jeune mortelle ! implora David avec force. Si nous nous trouvons dans un nouveau royaume, si les esprits des morts peuvent intercéder auprès de nous, alors peut-être peuvent-ils également chercher à nous nuire, avez-vous jamais pensé à cela ?
David s’était redressé, déconcerté, furieux, s’évertuant à maintenir la courtoisie dans les intonations de sa belle voix britannique.
— Ne touchez pas à cette mortelle. Son père vous en a confié la tutelle, en quelque sorte, ce n’est pas pour que sa santé mentale en soit irrémédiablement ébranlée.
— David, arrêtez vos beaux discours. Je sais tout ça. Mais laissez-moi vous le dire tout de suite, je suis seul dans cette histoire. Tout seul. Je suis seul avec ce Memnoch, le Diable ; et tous deux avez été des amis pour moi. Comme une famille. Mais je ne pense pas que quiconque puisse me donner des conseils, excepté Dora.
— Dora !
David était consterné.
— Tu as l’intention de tout lui raconter ? demanda timidement Armand.
— Oui, c’est exactement ce que je vais faire. Dora est la seule à croire au Diable. Seigneur, j’ai besoin d’un croyant, immédiatement, j’ai besoin d’un saint, et peut-être même d’un théologien, et c’est vers Dora que je vais me tourner.
— Vous êtes pervers, obstiné, et foncièrement destructeur ! s’exclama David sur le ton de la malédiction. Vous n’en faites qu’à votre tête !
Il était courroucé, je le voyais bien. Toutes les raisons qu’il avait de me mépriser lui enflammaient l’esprit, et je n’avais vraiment rien à répondre pour me justifier.
— Attends, dit doucement Armand. Lestat, c’est de la folie. C’est comme consulter la pythie. Tu voudrais que cette fille se comporte en oracle, qu’elle te dise ce qu’elle-même, une mortelle, pense que tu dois faire ?
— Elle n’est pas une simple mortelle, elle est différente. Elle n’a pas peur de moi. Absolument pas. Elle n’a peur de rien. C’est à croire qu’elle est d’une autre espèce, et pourtant, elle est bel et bien humaine. C’est une sainte, Armand. Comme Jeanne d’Arc devait l’être, lorsqu’elle conduisait son armée. Elle sait quelque chose à propos de Dieu et du Diable que j’ignore.
— C’est de la foi dont vous parlez, dit David, et c’est tout à fait séduisant, exactement comme pour votre amie religieuse, Gretchen, qui a désormais complètement perdu la raison.
— Et l’usage de la parole, ajoutai-je. Elle ne sait plus dire que des prières, du moins à ce que racontent les journaux. Mais avant ma venue, Gretchen ne croyait pas réellement en Dieu, ne l’oubliez pas. La foi et la folie, pour Gretchen, ne font qu’une.
— N’apprenez-vous donc jamais ! s’exclama David.
— Apprendre quoi ? David, je vais voir Dora. C’est la seule personne vers qui je puisse aller. Et, de plus, je ne peux pas laisser les choses en plan comme je l’ai fait. Je dois y retourner, et j’y retourne. Maintenant, Armand, il me faut une promesse, l’évidence. J’ai disposé autour de Dora des petits signaux de protection. Aucun de nous ne peut la toucher.
— Cela va sans dire. Je ne ferai aucun mal à ta petite amie. Tu me vexes.
Il paraissait vraiment fâché.
— Je regrette, dis-je. Mais je sais ce qu’est le sang et ce qu’est l’innocence, et combien le mélange des deux peut être délicieux. Je sais à quel point cette fille me tente.
— C’est donc à toi de céder à la tentation, répliqua Armand d’un ton maussade. Je ne choisis plus jamais mes victimes, tu le sais bien. Comme à l’accoutumée, je peux me poster devant une maison, dont sortiront ceux qui voudront être dans mes bras. Bien sûr que je ne lui ferai aucun mal. Tu me gardes vraiment de vieilles rancœurs. Tu t’imagines que je vis dans le passé. Tu n’arrives pas à comprendre que je change à chaque ère nouvelle, comme je me suis toujours efforcé de le faire. Mais que va bien pouvoir te raconter Dora pour t’aider ?
— Je l’ignore. Mais j’irai la voir demain soir. S’il n’était pas si tard, je partirais dès maintenant. Je vais chez elle. David, si quelque chose m’arrive, si je disparais, si je… Tout l’héritage de Dora vous reviendra.
Il acquiesça.
— Vous avez ma parole d’honneur que je veillerai aux intérêts de cette fille, mais vous ne devez pas y aller !
— Lestat, si tu as besoin de moi… dit Armand. Et si cet être essaie de te prendre par la force ?
— Pourquoi te soucies-tu de mon sort ? demandai-je. Après toutes les saletés que je t’ai faites ? Pourquoi ?
— Oh ! ne sois pas stupide, me dit-il avec douceur. Tu m’as persuadé, il y a fort longtemps, que le monde était un Jardin Sauvage. Tu te souviens de la vieille poésie ? Tu disais que les seules vraies lois étaient celles de l’esthétique, les seules sur lesquelles on pouvait compter.
— Oui, je m’en souviens. Je crains que ce ne soit la vérité. Je l’ai toujours craint, même quand j’étais un enfant mortel. Un matin, je me suis réveillé et je ne croyais plus à rien.
— Eh bien ! dans le Jardin Sauvage, tu brilles de tous tes feux, mon ami. Tu vas et tu viens à ton gré en ce lieu. Et, dans mes errances, je reviens toujours vers toi. J’y retourne toujours, pour admirer les couleurs du jardin à l’ombre de ta présence, ou celles que reflètent tes yeux, peut-être, ou bien pour entendre le récit de tes dernières folies ou de tes obsessions délirantes. De plus, nous sommes frères, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ne m’as-tu pas aidé l’autre fois, lorsque j’avais tous ces ennuis, après avoir échangé mon corps avec celui d’un être humain ?
— Si je te le dis, tu ne me pardonneras pas.
— Dis toujours.
— Parce que j’ai espéré et prié pour toi, pour que tu restes dans ce corps mortel et que tu sauves ton âme. J’ai pensé que l’on t’avait octroyé le plus beau des cadeaux, que tu étais redevenu un humain, et ton triomphe me serrait le cœur ! Je ne pouvais pas m’immiscer dans tout cela. Je ne pouvais pas.
— Tu es un enfant et un idiot, depuis toujours.
Il haussa les épaules.
— Voilà, on dirait bien qu’une nouvelle chance t’est donnée de faire quelque chose de ton âme. Tu as tout intérêt à te montrer le plus fort et le plus habile possible, Lestat. Je me défie de ce Memnoch, plus encore que de tout adversaire humain auquel tu as été confronté lorsque tu étais prisonnier de la chair. Ce Memnoch me paraît fort éloigné du Paradis. Pourquoi te laisseraient-ils y pénétrer en sa compagnie ?
— Excellente question.
— Lestat, intervint David, n’allez pas voir Dora. Vous souviendrez-vous que, la dernière fois, mon conseil aurait pu vous épargner des souffrances ?
Il y aurait eu beaucoup trop à dire sur la question, car son conseil aurait justement pu empêcher qu’il devienne ce qu’il était à présent sous cette belle apparence, et je ne pouvais, en aucun cas, regretter qu’il fût là et qu’il ait remporté le trophée charnel du Voleur de corps. Cela m’était impossible. Vraiment.
— Je n’arrive pas à croire que le Diable te réclame, dit Armand.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Je vous en prie, abstenez-vous d’aller voir Dora, répéta David.
— Il le faut, et c’est déjà presque le matin. Je vous aime tous les deux.
Perplexes, soupçonneux, indécis, ils me dévisageaient.
Je fis l’unique chose que je pouvais faire. Je partis.